Esthétique de la misère

Esthétique de la misère.

Je reviens abîmé d’un voyage en Inde, et je suis confronté aux discours enthousiastes des amoureux du pays. Car l’Inde apparaît, en tout cas à bon nombre de nos jeunes en mal d’exotisme et d’authenticité, une sorte de paradis perdu, une gigantesque hippy-city où il fait bon vivre, où chacun coexiste dans une ambiance mystique et harmonieuse.
Toute la question est de savoir jusqu’à quel point, ces amoureux de l’Inde, sont capables de faire abstraction de ce qu’est l’Inde, bref sont capables de trouver le temps et la capacité de porter un regard esthétique sur une nation où tout reste à faire, où le peuple est bien plus préoccupé par sa survie immédiate que par ses monuments et cette ambiance zen qui nous est si chère.
Comment comprendre alors cet amour de l’Inde ? Aime t’on son art ? Les formes artistiques (architecture, peinture, cinéma, miniature..) forment, de par leurs perfectionnements et leurs épurations, un contraste saisissant avec la qualité de vie réelle des habitants. Plus qu’un contraste, tout se passe comme si l’art en général était produit par les indiens dans une perspective émancipatrice, libératrice, investie pour faire contrepoids à la vie concrète vécue au quotidien. En ce sens, l’art indien ne correspond pas à la réalité de la vie indienne : il s’y oppose, il la rend plus supportable, en en présentant l’extrême contraire. Les films de Bollywood en sont peut-être le meilleur exemple, ou du moins le plus connu. Scénarios identiques sur les milliers de films produits, mise en scène par des acteurs multimilliardaires de beaux et jeunes gens à la peau claire et aux sourires bright. Ces gens là sont évidemment introuvables dans l’Inde réelle.
Fait intéressant : si certains de nos jeunes rêvent donc de partir s’installer en Inde, une très large majorité d’indiens, toutes castes confondues, n’attendent en réalité qu’une seule chose : se barrer. Abasourdis par l’idée même que l’on puisse y venir en voyage, ils regardent non sans ironie ces nouveaux inspirés marcher dans les traces fraîches de leurs parents, la génération de 68-tards qui sont venus s’y installer il y a trente ou quarante ans. Ces derniers, s’il ne se sont en aucun cas intégrés dans les villes et villages indiens, s’évertuent à incarner cette fausse Idée de l’Inde, en enfilant par exemple des « vêtements indiens » qu’en réalité aucun indien ne porte, ou en négligeant volontairement toute forme d’hygiène corporelle, comme si l’indien, lui, avait fait ce choix. L’amour d’une culture à laquelle très peu d’indiens ont accès, qui n’est pas représentative de la réalité de la vie en Inde, n’a au final que très peu de sens. Point besoin d’aller en Inde, si l’on y cherche son Sublime. Un bon reportage sur Arte suffira largement.
Mais alors, quel amour reste t‘il ? Me dira t’on que la culture ne s’arrête pas à ses formes abouties, comme l’architecture où le cinéma ? Me répondra t’on que sont belles les femmes en saris multicolores, qui viennent se baigner et se purifier dans un fleuve ? Les rues, leurs échoppes garnies, les animaux sacrés qui s’y trimballent ? Bref m’expliquera t’on que c'est l’authenticité et la simplicité qui en font une merveille ? Je ne vois dans cette réponse qu’un goût malsain, qu’un penchant irresponsable pour une esthétique de la misère. L’authenticité et la simplicité sont vécues comme des manques. Danse du nombril, charmeurs de serpents, sont les spectacles vendus pour quelques roupies et consommés par quelques flashs. Comme spectacles, ils ne recouvrent plus aucune réalité et ne sont beaux que pour nos amoureux dotés d’une capacité de crédulité saisissante. La mise de côté l’Inde réelle au profit d’une construction nostalgique d’un paradis perdu est affligeante.
L’inde a besoin d’aide concrète, et non pas qu’on l’aime.

Donatien.