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Message  Admin Dim 6 Juil - 17:30

« CHIALEZ LEUR DESSUS ! »


- BRÈVE -



J’ai honte d’écrire ce qui va suivre sous l’intitulé « Brève » : plus qu’une brève, il s’agirait bien plutôt d’une « Longue », quelque chose qui a mis du temps à s’installer, et dont je n’ai perçu que la surface, l’endroit d’irruption de tout un chaos intérieur qui, là, devant moi, a fait craquer un instant l’enveloppe polie de cette jeune femme.
Simple situation : j’achète un café et une viennoiserie, il est tôt, huit heure du matin peut-être, pas que j’ai véritablement faim, mais je souhaite utiliser les chiottes du bar, et c’est bien connu qu’on ne pisse pas si on ne consomme pas, l’indéfectible prix de la lunette. Commande donc, après m'être soulagé, « un café et une choco svp… ».
« Oui, oui », on me dit, mais le son de la voix m’attire, c’est très différent, je n’entends pas là le classique accent de la serveuse, on ne s’adresse pas à moi comme à un client, non, on ne s’adresse pas à moi tout simplement, les « oui, oui » lâchés, résonnent dans l’air comme aussi vide de sens et de correspondance que les « bonjours » fatigués du matin, un automatisme qui ne renvoie à rien.
Je regarde alors plus attentivement celle qui est en face de moi, à elle de me regarder alors, je crois voir de l’étonnement dans ses yeux : merde ! j’ai un truc sur la gueule, j’ai bavé dans mon sommeil, et je ne m’en suis même pas rendu compte, elle va éclater de rire…Mais je me trompe, ma tronche n’a rien, et elle ne se met pas à rire, c’est tout le contraire. Elle me demande « Pardon, vous m’avez dit... une choco, et… JE NE ME SOUVIENS PLUS... ».
Ces derniers mots glissent, ils entrent en ce petit matin brumeux tels une violence inouïe, je viens de lui dire un café, elle ne s’en souvient pas. Et au corps de répondre, et au visage de se mettre à trembler, aux yeux de pleurer, presque rien, mais le visage traversé d’un rictus, elle attend ma réponse, j’ai honte de lui rappeler un café, à peine l’ai-je dit que je veux lui poser ma main sur l’épaule en signe de réconfort. Mais non, elle part au quart de tour, elle va mettre en branle la machine à expresso, dans laquelle elle se terre en murmurant, « j’avais oublié », et elle pleure cette fois-ci : devant moi les yeux s’étaient brouillés, devant le café qui coule dans le gobelet, ses joues sont trempées, elle met ses mains sur ses oreilles, cache son visage, et puis tremblante, elle s’essuie les yeux, revers, et rapporte le café.
Comme si de rien n’était ? Non, il y a trop de violence aujourd’hui dans cette petite bonne femme, elle s’excuse mais elle ne cache plus rien. Elle me dit qu’elle n’en peut plus, qu’elle ne peut pas se concentrer, qu’elle entend des murmures dans sa tête, plein de bruits qui la tétanise, ses mots sont hachés, faibles, ceux d’une femme qui n’a pas l’habitude d’utiliser ce langage, mais là les habitudes, on s’en fout, là sa situation, elle ne la perçoit même plus, elle est brouillée, véritablement brouillée. Je ne suis plus celui qui réclame une marchandise, je ne suis même pas un déversoir, je suis devenu un être difforme, pas apte à recevoir ce qu’on me donne, l’état dans lequel je suis reflète je crois une des ramifications du terrible malaise qui habite celle qui me parle la tête basse et qui ne me regarde pas.
Les rôles, les personnages attendus que nous pourrions jouer (la désespérée et l’auditeur providentiel) sont eux-mêmes floués, mis au brancard d’une détresse nouvelle, fruit de toute une galère organisée qui accouche de ses monstres dans une fissure de l’individu. Je me renseigne habilement, crois d’abord à une maladie grave, mais non rien de ça, simplement fatiguée dit elle, « Arrêtez de travailler » que je lui dit, elle me regarde alors pour la première fois depuis ses chaudes larmes, mais non pas question « il faut », « pourquoi », « j’ai ma fille à faire manger », et puis le visage s’illumine, « les vacances, c’est bientôt », « quand ? », « Avril ». le visage est maintenant presque épanoui, le mien lui adresse un sourire franc.
« Solidarité camarade ! Front uni des travailleurs contre ces enfoirés de patrons ! » Oh ! comme ces slogans sentent le réchauffé en ce matin humide. Ma serveuse, c’est d’abord dans un conflit avec elle-même qu’elle est engagée, ce qui la tord c’est évidemment sa condition, mais une condition fondamentalement intériorisée, qui infecte sa famille, sa démarche, son corps tout entier. Les chocolatines même si elle n’en boufferait pour rien au monde, elle n’en veut pas la mort, ce qu’elle veut, elle, c’est du repos, là dormir sur le comptoir, pourquoi ne le fait-elle pas ? Pas parce qu’elle ne le veut pas, mais bien parce que c’est impossible, on est debout dans cette sandwicherie, et tout l’intérieur est fait pour qu’on ne puisse qu’être debout, même les clients, n’ont pas le droit à une chaise, tables hautes de partout, et le comptoir, c’est un tuteur de ceux qu’on met au pied des petits acacias. Crever, une ambiance à crever, et ça dès le matin, c’est dire si elle en veut, elle, des heures sup’ pour faire mieux bouffer sa gamine, tu parles se casser d’ici, dès qu’elle a prit son service, musique de merde dans les oreilles qui vient se surimprimer à ses acouphènes.

Alors je raconte. Et je me dis que je pourrais me servir de cette rencontre matinale pour approfondir ce que j’ai esquissé à savoir, comment les oppositions aujourd’hui sont redéfinies, comment montés les uns contre les autres, on est aussi monté contre soi ; comment les valeurs de l’entreprise que le Nain national représente si bien sont à débecter ; comment certains se révoltent et d’autres se tuent ; comment ce qui nous fait choisir la lutte ou le suicide est bien souvent aussi infime que ce qui pousse un homme à devenir flic ou « voyou ».
Je pourrais parler de tout ça, mais je n’ai pas envie ici d’utiliser ce que j’ai entre-aperçu ce matin, car je me demande si ça servirait à quelque chose, et si finalement ça ne serait pas dégoûtant. Ces questions sont ouvertes, je n’ai pas le courage pour l’instant d’y répondre. Alors je me suis dit que j’allais simplement raconter cette histoire qui n’en est pas une, et que j’ouvrirais ces lignes à cette serveuse ; que je ne lui parle pas en grand seigneur lui accordant un peu de mon temps et de mes mots, mais que simplement j’accouche aujourd’hui de ces lignes de manière naturelle et vivante, que c’est ce que je peux faire de mieux.
Je voudrais m’effacer derrière ce texte, que seule sa personne ici soit à l’honneur, une personne telle qu’elle est, et comme je ne pourrais jamais la décrire. Pas de salarié type, rien qui ne lui fasse mériter une quelconque place, de l’honneur de toute manière, elle n’en a pas besoin, elle s’en fout, encore plus de la reconnaissance de la nation, mais je me trompe peut-être.

Si cet article parait, j’irais lui offrir le numéro, et lui dirait simplement qu’entre ces quelques lignes, j’espère qu’elle trouvera un peu de repos, en lui disant bien que ce n’est pas une solution, ni même un sursis, mais ça elle le sait, et que c’est pas grand-chose, mais que c’est un peu d’amour, et que bon dieu, qu’elle pleure à la face de ses clients plutôt que de son café, ça aura au moins la force de les foutre en vrac comme j’ai pu l’être, et qui sait ça ouvrira peut-être les yeux de certains…



gabriel

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