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Une correspondance avec Joseph Spadola

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Message  Admin Dim 6 Juil - 18:02

Une correspondance avec Joseph Spadola : réflexions sur l’actualité
de l’analyse marxiste dans la société du meuble suédois made in Indonesia



Salut à toi, frère de l’autre continent !

Je ne suis guère étonné de ton acuité révolutionnaire car tu mets bien le doigt sur ce qui est probablement la seule véritable faiblesse conceptuelle de Marx, mais je l’interprète différemment que toi. (…) Tu remarques à juste titre qu’il faudrait rendre compte de la dynamique singulière et de la souplesse de l’évolution du capitalisme contemporain pour arriver à revivifier la critique marxiste et je crois que tu as raison. Comment je m’en sors avec ma fidélité marxiste et sa relecture contemporaine à l’époque où non seulement les hommes, mais aussi notre imagination d’enfants, nos fantasmes pornographiques, et même l’Amazonie sont prolétarisés ? Tout d’abord, je considère Marx comme un philosophe : le philosophe du capitalisme, c’est-à-dire le premier gars qui a compris ce qu’était le capitalisme à l’époque où des génies comme Nietzsche croyait sincèrement que l’opéra allemand allait nous sauver (sans déconner !!! Bon, ça lui a permis de découvrir l’opposition apollinien/dionysiaque, c’est quand même pas mal). Il va de soi qu’ayant compris ce qu’était le capitalisme, il n’a pu qu’avoir envie de le dynamiter. Pourquoi je mets l’accent sur le philosophe ? Car le philosophe découvre des choses, des choses de son temps, et qui, parce qu’elles sont de son temps, permettent de relire l’histoire humaine au travers de ce prisme. Une découverte philosophique (la différence entre phénomène et chose en soi, la lutte des classes, l’inconscient, la différence entre l’Etre et l’étant, etc.) permet de relire l’histoire passé, mais aussi l’histoire à venir, c’est-à-dire l’espoir de ce que peut devenir la vie des hommes. En cela, toute philosophie, et plus largement toute pensée, a une visée normative implicite sur ce que peut devenir l’homme si cette pensée est juste (quand ce n’est pas un impératif explicite : « prolétaires de tout les pays unissez-vous ! », « ce que je ne puis dire je dois le taire », etc.). Marx m’intéresse en tant que philosophe parce que c’est en tant que philosophe qu’il découvre les modes de manifestation de phénomènes tel que : le travail, l’Etat, l’Histoire, et bien d’autres choses. Autrement dit, Marx aura toujours raison en tant qu’il découvre et met à jour la mécanique du capitalisme : comment ça fonctionne ? Sur quel type de phénomène il se fonde ?
Est-ce que ces choses ont changé ? Toi comme moi savons que ce n’est pas le cas. (…) Qui, si ce n’est un marxiste, un libertaire ou un théologien de la libération, comptera les milliers de guatémaltèques assassinés par une armée aux ordres de l’United Fruit Company ? C’est à ce prix là, et non en dollars ou en euros, que coûtent les bananes que mangent les américains. De même pour les beaux meubles suédois en kit, arrachés à une forêt d’autochtones de l’Indonésie, et vendues à des européens joyeux ; de même pour mon café issu de l’esclavage officieux des latifundia brésiliennes que même l’élection de Lula n’arrive pas à éliminer ; de même pour les beaux bijoux du Congo démocratique qui éviteront de nombreux divorces le jour de la St-Valentin, etc. La barbarie de « l’accumulation primitive » du capital est notre actualité. C’est le quotidien de notre époque. Tous les jours des peuples autochtones voient leur système social précapitaliste détruit par la guerre, et reconstruit par les vainqueurs sous la forme de sa privatisation, c’est-à-dire donc sous la forme de l’expropriation. United Fruit Company a privatisé la paysannerie millénaire du Guatemela à l’aide des milices paramilitaires. Ils étaient paysans pauvres. Aujourd’hui ils sont toujours aussi pauvres, mais ne sont plus paysans, puisque la terre qu’ils cultivent ne leur appartient plus. Ils sont ouvriers agricoles licenciables à tout moment. Demain, Starbuck privatisera nos conversations philosophiques avec nos ami-e-s… Il n’aura qu’à racheter le R.U quand l’Etat ne financera plus le Mirail.
Tout grand projet révolutionnaire à venir, qu’il se revendique de Marx explicitement ou pas, aura pris conscience de ces faits d’économie et de politique. Et ainsi, on passera d’un altermondialisme qui n’a produit pour l’instant qu’un réformisme mondial (Attac, syndicalisme Nord/Sud, commerce équitable) à une politique révolutionnaire authentique, c’est-à-dire une politique révolutionnaire à l’échelle de l’économie actuelle, autrement dit à l’échelle du globe. Le marxisme a eut l’intelligence d’appeler cela internationalisme ; je ne saurais pas contre qu’on garde ce mot, sauf si un vrai poète en trouve un autre qui sonne mieux. Selon moi, ce problème sera l’un des problèmes théoriques et politiques plus importants qui se présentera à notre génération. Y répondre sera une manière de se débarrasser du nationalisme creux et omniprésent que l’idéologie des classes dominantes martèle à tout va, alors que leurs gosses de riches sont bilingues ou trilingue en langue économique, et qu’ils croient que Proust est une entreprise d’hydrocarbure d’Europe de l’Est.
J’ai la naïveté de croire que nous ne sommes pas seuls à savoir tout cela.
Pourquoi est-ce que je te parle de tout cela ? Pour te dire que Marx a absolument raison dans son analyse du capitalisme, et qu’il y a de plus en plus de prolétaires dans le monde et que le monde entier se prolétarise comme l’avait déjà compris Guy Debord. (…) Que les inégalités entre producteurs et possesseurs augmentent à un niveau toujours plus important, c’est un fait. Et si l’époque contemporaine croit sincèrement l’inverse, c’est que cette époque est myope. Le philosophe doit savoir voir. (…)
Si tu veux comprendre ma compréhension actuelle de ce problème, elle est finalement assez logique, voire banale.
Ma thèse, la voici : si l’économie est mondiale, la lutte des classes devient alors mondiale. Mais elle n’est pas mondiale comme à l’époque de la décolonisation et des luttes de libération nationale des pays du Sud. Cela signifie qu’il y a un redéploiement des classes sociales à l’échelle du globe. Ce n’est quand même pas à toi que je vais apprendre que les mexicains, quelque soit le côté de la frontière où ils se trouvent, sont les prolétaires des Etats-Unis par exemple ; et que le peuple de Chine est le prolétariat industriel du monde. Je ne vais pas t’apprendre non plus que la moitié de l’Asie, de l’Amérique du Sud et de l’Afrique se tire de leurs campagnes et de leurs villes moyennes pour aller produire les beaux objets dont jouissent les citoyens du Nord tellement démocratique. La prolétarisation du travail galope dans tout le monde rural des pays du Sud où l’agriculture vivrière est remplacée par des ouvriers agricoles bossant pour l’agriculture productiviste qui remplie nos assiettes. Ces gens travaillent dans des conditions de travail proche de l’esclavage ; et quand ils sont citoyens des pays où ils travaillent (ce qui n’est pas le cas des sans-papiers, et des sans-papiers, y’en a pas qu’en Occident : c’est un phénomène mondial qui touche autant les champs de Côte d’Ivoire que les extractions de pétroles d’Arabie Saoudite), ils ne possèdent qu’à crédits, ce qui signifient que c’est les banques qui possèdent leur propriété, et que le seul moyen de ne pas perdre ces objets, c’est d’aller bosser pour ces banques. C’est cela par exemple qui fait que la grande majorité des travailleurs français ou américains ont quand même un frigo ou une auto. Mais si ces travailleurs français et américains n’avaient pas emprunté pour avoir une voiture, trouveraient-ils du travail ? Et pour qu’on ne leur retire pas cette voiture sans laquelle ils ne peuvent travailler, donc vivre et faire vivre leur famille, ils acceptent les pires jobs et les pires humiliations. Ainsi, si la majeure partie du Sud économique devient aujourd’hui de fait le prolétariat du monde, le Nord économique (avec quelques éléments des classes dominantes du Sud) devient la classe capitaliste du monde, qui possède ce monde : ce qui n’est pas nouveau, c’était déjà le cas dans le colonialisme et l’impérialisme. Mais plus intéressant, ce Nord économique devient aussi la classe moyenne du monde dont l’activité de travail consiste, dans le travail intellectuel et de haute technologie, à encadrer ce Sud prolétaire qui frappe à la porte et qui aimerait, si ce n’est la justice révolutionnaire, au moins une meilleure part du gâteau qu’aujourd’hui, c’est-à-dire un peu plus que des miettes et la mort au bout. Un gros travail théorique à fournir, qu’un Antonio Negri a déjà largement commencé (bien que je ne suis pas sûr de signer sur toutes les conséquences théoriques d’un travail dont il avoue lui-même qu’il n’est encore qu’en chantier), sera de comprendre l’articulation sociale entre ce prolétariat classique du Sud qui vit de la force de son corps, c’est-à-dire de ses bras, et qui ne possède rien ; et ce prolétariat nouveau du Nord, précarisé, qui vit à la force de son corps, c’est-à-dire essentiellement à la force de son cerveau, qui ne possède rien pour eux, mais dont le système économique prête une vie confortable à la condition qu’il fasse tourner la machine de domination capitaliste par leur travail d’encadrement des masses et leur consommation absurde. Si nous ignorons ces faits d’économie actuelle, la mondialisation nous est incompréhensible. Mais il y a encore beaucoup d’autres choses à étudier, à analyser, à découvrir, et plus important encore des conséquences pratiques et politiques majeures à prendre en conséquence. Pour te donner une idée de ses enjeux, pensons par exemple au fait que notre époque, qui aime tant les religions archaïques et les guerres inter-éthniques, n’ignore pas qu’il y a dans le monde :
1 milliard de chinois,
1 milliard d’indiens,
1 milliard de catholiques,
et 1 milliard de musulmans.
Mais combien sont-ils à savoir qu’il y a dans le monde :
1 milliard de personnes…
… qui vivent dans des décharges (moi, je le sais grâce à Slavoj Zizek). Et ce n’est pas parce qu’ici les usines ferment et que les fils d’ouvriers ont le privilège (provisoire) de s’élever (seulement certains) à une classe moyenne où leur fonction sera de s’aliéner les neurones afin de développer un ordinateur ou un portable qui vendra plus, et plus vite de blés, de farine et d’I-pods pour des consommateurs toujours plus soumis, que le capitalisme est devenu souple. Il ne peut paraître souple que pour les citoyens du Nord qui y collabore et qui ignore leur pauvreté ontologique ; car ils ne mangent qu’aussi longtemps que la machine économique aura besoin de nourrir certaines bouches plutôt que d’autres, et il n’est pas certains que cela dure toujours (en tout cas, il n’est pas certains que cela dure toujours de cette façon : vois un pays économiquement développé tel que l’Argentine, et dont toute la richesse effective a été vendue pour trois cacahuètes en quelques années afin de combler les déficits des économies du Nord à faible croissance ; on avait là des gens qui mangeaient plutôt bien, comparé à leurs voisins boliviens par exemple, et qui se sont retrouvés du jour au lendemain en train de mendier avec des jolies paires de Nike qu’ils avaient acheté un an auparavant).
En cela, ce que le Nord appelle « démocratie », et qui est tout sauf un « pouvoir au peuple », n’est qu’un privilège de cadre, un confortable fauteuil politico-administratif réservé aux complices provisoires d’une mécanique d’oppression ; complices qui ont eu la chance de naître au sein du centre de l’économie plutôt que dans sa périphérie (c’est-à-dire nous, que nous le voulions ou non, que nous en ayons conscience ou non, que nous nous en félicitons ou non). Voilà la suprématie des valeurs de l’Occident : être assez riche pour posséder des objets dont nous ignorons qui les a produit et dans quelle région du monde, vivre dans un centre-ville construit par des immigrés qui n’y vivront jamais faute de thunes, être assez riche pour tirer sur la foule avec des fusils à balles en caoutchouc plutôt qu’à balles réelles. Tout le reste est ou bien lutte des classes, ou bien philosophie et poésie, c’est-à-dire découverte universelle du sens de l’être historique ; et dans ce dernier cas, Rimbaud, Lao-Tseu, Wittgenstein, Frida Kahlo et James Brown sont cousins.
Selon moi, la véritable faiblesse de Marx ne se situe pas du côté des formes originales qu’a prises l’aliénation économique après sa mort, car il nous donne tout de même de sacrés outils de compréhension (comme je te le prouve efficacement à l’heure actuelle par mon analyse !!!). Elle se trouve plutôt dans l’idée que la contradiction du capitalisme doit aboutir à une crise finale qui nous guidera vers la société sans classe, c’est-à-dire dans la libre association internationale des travailleurs, autrement dit dans le communisme. Or aucun simple déterminisme ne pourra le provoquer selon moi, car l’aliénation capitaliste conquiert toujours (et le plus souvent par la guerre) une nouvelle partie du monde pour éviter ou pour éponger les crises (la position de Marx sur cette question est d’ailleurs plus complexe qu’on le croît, et une position marxiste intelligente devrait résoudre ce difficile oxymore qu’est le déterminisme structurel du capitalisme et la spontanéité de la lutte révolutionnaire ; autrement dit Althusser + Sartre = « L’Internationale sera le genre humain »). Or je suis intimement persuadé que le monde n’a pas de fin, qu’il est infini en extériorité comme en intériorité. Seul des hommes pourront faire cesser le capitalisme, car je ne pense pas que la contradiction inhérente au capitalisme se résoudra en elle-même (ce qui est la thèse mécaniste des staliniens et des socio-démocrates jusqu’à ce qu’ils deviennent tous néo-libéraux dans les années 90). Pour révolutionner le monde, ces hommes devront s’être collectivement révolutionner eux-mêmes. Marx lui-même ne l’ignorait pas et avait appelait cela : « praxis révolutionnaire ». Contre l’optimisme de Marx, je prolonge sa recherche et cherche des solutions du côté de Walter Benjamin, qui s’oppose à la thèse de Marx selon laquelle « les révolutions sont les locomotives de l’Histoire », et qui préfère définir la Révolution comme cette rupture avec une histoire qui est l’histoire de la domination et de l’oppression des peuples, et donc qui en appelle à tirer sur les freins de la locomotive de l’oppression avant de se prendre le mur en pleine face. Je cherche aussi du côté de Debord ou du Sartre de la Critique de la Raison dialectique. Je n’ai pas fini de chercher donc… Hasta la victoria siempre.

J’espère que ces quelques considérations auront précisé certaines de tes interrogations.

Adishatz, camarade !

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