Le Monde des pires
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Restons ghetto

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Message  Admin Dim 13 Juil - 16:58

Le ghetto. Dans l’évanescence de notre jargon postmoderne, on le dit le plus souvent périphérique, banlieusard, marginal, populaire, non sans pointer d’un doigt sourcilleux que ces termes renvoient tout autant à son aspect géographique que psychique. Horizontalité du dispatching, verticalité des mœurs. Équation éternelle de la distribution humaine où les marges physiques se tissent aux marges logiques, et les bordures territoriales aux bordures mentales.
Pourtant, le ghetto échappe par bien des aspects à nos classifications arides ; en témoignent ses plus belles créations artistiques. Par exemple, qui comprend aujourd’hui le rap si ce n’est ceux qui le pratiquent dans les caves, dans leurs chambres, dans la rue ? Ou ceux qui l’écoutent dans un hall, sous l’abribus, dans leur caisse, ou encore – fin du fin – sous leurs capuches ? Qui saisit, au-delà de la démarche langagière aujourd’hui si coutumière du verlan, le poids du mot « ons’ » ? Ou du terme « représenter » ? Hormis les principaux intéressés, pas grand-monde. Et pour cause : trois décennies de paraphrases n’ont pas suffit pas à en exploiter les univers sémantiques.
Il est vrai que depuis Brooklyn et Afrikaa Bombata, le hip hop a fait du chemin : le monisme de la Zoulou Nation a laissé place, sur un plan technique, à un écartèlement quadridisciplinaire (breakdance, rap, Djaying, graffiti) de plus en plus difficile à soutenir (l’émergence du slam en témoigne). Sur un plan plus « spéculatif », la division habituelle au sein du rap lui-même entre G-rap et rap « conscient » a fait elle aussi éclater le monolithe de notre ignorance in rerum hip hopi. Or, cette même rupture est depuis bien longtemps (depuis toujours ?) stéréotypée et désuète : c’est dire notre retard, notre incompétence, et notre manque d’intérêt flagrant pour ce qui se passe « de l’autre côté de la rue ».
Mais laissons la musique où elle est : elle ne nous sert ici que de révélateur. Car plus encore que son hip hop, le ghetto est divers. Ce dernier abrite à n’en pas douter des formes de vie métastasiques, des existences protéiformes, des ways of life fluants autant qu’imperceptibles. Notre savoir bourgeois – qu’on le veuille ou non – est néanmoins myope à toutes ces choses : il y voit une délinquance, une criminalité, une violence. Autant dire que la stratégie du monocle est plus que périmée. Mais, tant bien que mal, elle perdure – non contre vents et marées, mais contre blocs et tiékars. C’est que notre bonne conscience de centre-ville a depuis bien longtemps déserté le terrain – vague – de la téci. A quelques rues de là, des voix nous parviennent : nous y entendons, au choix, des suppliques (tendance misérabiliste) ou des hurlements de gorets (tendance barbariste). La réalité est que nous nous trouvons, dans les faits, inaptes à toute interprétation.
Dans ce domaine, un constat s’impose donc : celui de l’impouvoir du lieu de pouvoir par excellence. Le noyau névralgique de la ville – ce fameux « centre » – est comme perdu lorsqu’il jette à l’horizon de son contour son regard inquiet et hébété. Il ne saurait, par exemple, comprendre la fièvre émeutière de novembre 2005. C’est que cette dernière n’a touché que son épiderme. Face à une telle impuissance interprétative, le centre-ville saute sur lui-même et se renverse pour découvrir ce qu’il est aussi : apériphérique et exomarginal. Un autre centre lui échappe. Et, dans un même mouvement, l’excentré devient alors ventral. Le périmètre acquiert une surface, le pourtour une intériorité. Mi-lieu et ban-lieue se dépolarisent pour mieux s’inverser. En clair : le soleil de Josué ne tourne plus autour de la Terre, ni les bannis autour des honnêtes gens. C’est que, par une adroite révolution de l’urbanomie, Copernictareum – armé d’un cocktail Molotov – est venu faire le ménage dans notre jungle urbaine.
Mais la métaphore transterritoriale ne filera pas plus loin : son rôle n’est déjà plus, passée la question de l’impossible interprétation mutuelle. Reste que le constat est rude : si nous sommes, d’une rive à l’autre, tous des épicentrés de la culture du voisin, nos khuéti n’en demeure pas moins, au mieux, seulement nos bons vieux zinks. N’importe, nous sommes pour eux tout autant des êtres métaphysiques, avec nos comportements, notre métalangage, et notre violence aussi.

Cette violence d’ailleurs, parlons-en. Car elle explique en partie le juste retour de flamme de novembre 2005. Est-elle seule celle de la puissance économique, constamment dévoilée par le publicisme outrancier mais toujours hors d’atteinte ? Ou n’est-elle pas aussi celle du stigmate social, des horizons professionnels barrés, des queues aux assédics, des tracasseries administratives, des peurs de la gardav’ et du tonfa immérités ? En d’autres termes : faut-il passer les événements de novembre au tabloïde du marxisme dévoyé qui ne voit, dès que le drapeau rouge n’y est pas hissé, qu’un salmigondis de révoltes lumpenisées de fond en comble ? Que la soif de posséder ce que le pouvoir marchand fait mine de proposer soit intimement liée aux émeutes, nous n’en disconviendrons pas – contradiction du fait et du droit oblige. Mais en rester là serait sous-estimer pour beaucoup l’hétérogénéité des causes d’une telle rébellion. Car cramer des caisses, c’est aussi rejouer le coût d’une contre-production sociale. Et c’est dresser l’économie des instincts contre celle des profits.
Cette nouvelle économie est d’abord d’ordre affective : si bien que l’incompréhension et la haine y sont préférables à l’indifférence. Syndrome on ne peut plus pertinent du « j’baise la France jusqu’à ce qu’elle m’aime » – auquel une certaine sociologie a cru devoir donner le nom propret d’ « effets pervers » de la stigmatisation sociale. La délinquance, devenue en ces temps critiques manifeste délinquant en acte, prône en lieu et place de la pax fortunae l’heureuse thématique du viol social. Mais nous y verrons uniquement l’imagerie machiste. Au vol quotidien de la dignité humaine, elle oppose un zdamage quasi-militant des biens. Nous y verrons exclusivement de menus larcins. Et lorsqu’elle fera monter en holocauste poubelles et caissounes vers les papilles du dieu inconnu de la révolte, nous n’y verrons qu’agitations d’individus décérébrés. La voiture calcinée est pourtant le symbole d’un nouveau secteur anti-industriel où l’on fabrique à partir d’objets manufacturés de la matière dernière. Revanche in fine cohérente d’une population condamnée au petit salariat ou au désœuvrement.

Ce renversement procédural n’est pas anodin : il obéit à une stricte injonction collective – bien que latente et inconsciente – qui vise à carboniser l’infrastructure bourgeoise par excellence : la voiture. On opinera à juste titre qu’embraser la caisse de son voisin est un acte fort contestable, notamment lorsque c’est une R5 que ce dernier a payé à crédit et dont il a besoin pour travailler. Mais, en relayant une telle analyse, on ne tombe pas uniquement dans l’écueil moraliste : on opère aussi un glissement du champ empirique et symbolique (celui dans lequel vivent vraiment les émeutiers, au même titre que n’importe quel être humain) vers un champ exclusivement empirique (le monde insipide du fait divers). Ce faisant, on oublie que la voiture reste le critérium d’ascension sociale le plus visible, et donc le principium individuationis ultime dans un monde où l’apparaître – fictif ou non – de la réussite sociale fait gagner le respect de tous. La caisse, c’est l’apollinien du sociétal, l’artefact des hiérarchies colloïdales.
La caisse, enfin, c’est aussi le moyen de locomotion qui permet de sortir du tiékar. Mais symboliquement cette sortie n’est pas permise lors des moments de crise. Elle ne peut pas l’être. Car elle devient dans ces temps tous particuliers une trahison-évasion, une insulte à la face de ceux qui restent là où rien – ou si peu – est habituellement investi : c’est qu’on ne quitte pas ses déterminismes impunément. Cette dernière remarque devient d’ailleurs encore plus prégnante lorsqu’elle n’est pas le fait des émeutiers : ainsi des contrôles incessants exercés par la police lors des retours au quartier, et qui témoignent, si besoin était, des limites qui séparent le ghetto de l’imperium francorum.
Au final, la pyromanie « véhiculaire » (dans tous les sens du terme) reste un moyen privilégié par les émeutiers parce qu’elle s’apparente à l’acte de monstration géographique ultime : elle nous affirme que les problèmes sont ici – c’est-à-dire, selon le contexte, à Villiers-le-Bel, à la Courneuve etc. On objectera, en tant que petits théoriciens de la vérité pratique, qu’ils sont aussi dans le yacht de Bolloré, la minijupe de Parisot et les quotas d’Hortefeu. Mais émettre un tel jugement reviendrait à commettre un non-sens sur la nature même des émeutes : celles-ci ne cherchent pas à frapper à la source (il y a bien eu des incendies d’entreprises en zones franches ou des attaques de commissariat… mais aussi des saccages de médiathèques) mais à l’embouchure de l’idéologie libérale. Les émeutes ne sont pas radicales stricto sensu : elles ne font qu’intensifier les conséquences d’une gigantesque escroquerie sociale pour mieux les indiquer. En ce sens, elles se veulent pleinement identifiable à la sur-conséquence sociale, à la stigmatisation de la stigmatisation. Après tout, ce n’est que de cette façon que la dernière des injustices reviendra aux émeutiers. Et ils se la feront à eux-mêmes, arrachant l’espace d’un instant aux puissants le sceau de leur propre politique de déréliction. C’est, par-delà l’horizon social lui-même, la revendication légitime d’une ontogenèse de la hagra qui s’éclairera alors. Ils auront ainsi, mais uniquement dans cette optique, raison contre la raison révolutionnaire.

Aussi, sans doute les sirènes d’un consumérisme jusqu’au-boutiste qui confond être et avoir ne sont-elles pas étrangères aux émeutes de novembre. Sans doute y a-t-il effectivement quelque chose de ce pouvoir marchand – constamment refusé et pourtant omniprésent – qui explique l’holocauste infrastructurel auquel nous avons assisté alors. Sans doute. Mais tout ne saurait se réduire à cela. La rage est un sentiment œcuménique : elle assemble depuis différents enjeux. Encore faut-il avoir le courage, pour porter un tel discours, de passer nos archétypes à la soude ; et de tenir l’écart ténu – l’intermonde des pratiques humaines – qui sépare l’individu de la masse et l’événement de l’Histoire. L’homme du ghetto urbain n’est pas celui du prolétariat révolutionnaire comme certains le prétendent et veulent le faire croire. Il n’est pas nécessairement son exact contraire non plus, et ne répond pas automatiquement aux appels tapageurs de l’idéologie des classes dominantes. Il sait, lui aussi, face à ceux de la téléfaction et du formatage publicitaire incessant, créer ses propres enzymes. Il l’a prouvé à maintes reprises. L’homme du ghetto est rétif aux quadrillages trop étroits. Il est pluriel. Non pas qu’il soit blanc ou noir, beur ou jaune, homme ou femme, musulman ou athée. Les différences sont plus profondes : elles concernent des existences qui résistent aux typologies bourgeoises. Elles affirment des réalités simples, mais que nous sommes devenus incapables de percevoir : il y a des criminalités, des délinquances, des violences. Et il y a surtout des parasitages dignes de respect.
Ce constat n’est pas pour autant relativiste : il ne nie pas les mouvements de grégarisation et les atavismes locaux, mais seulement leur toute-puissance. Le ghetto est parfois moins flou qu’ambivalent, et semble faire la nique tout à la fois au communautarisme grégaire et au cosmopolitisme bon enfant : il faut aussi savoir le noter, à défaut d’y tout saisir. Ainsi, tout comme nous avions découvert succinctement, lorsque la musique nous servait de fil conducteur, un rap qui ne pouvait se dissoudre dans la dichotomie gangsta/conscient, nous ne saurions nous résoudre à faire du ghetto un biface de l’ère postmoderne dont l’incongruité aurait fait pâlir nos plus éminents anthropologues de l’avenir. Ces bacchanales du bitume qu’ont été les émeutes de novembre 2005 nous dévoilent peut-être alors ce qui s’est réellement joué si près de chez nous : face au drame quotidien, la proclamation violente et légitime d’un droit au tragique collectif. A tout prendre, la jeunesse des blocs est plus « unda » que « lumpen », et peuplée avant tout de self-made-lascars. A bon entendeur.

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