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Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire, problèmes et mythes.

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Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire, problèmes et mythes. Empty Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire, problèmes et mythes.

Message  Admin Dim 13 Juil - 16:07

DOMENICO LOSURDO, LE REVISIONNISME EN HISTOIRE, PROBLEMES ET MYTHES.
(Albin Michel, 2006, 319 p. Traduit de l’italien par Jean-Michel Goux).


En 1986, Ernst Nolte fit scandale par un texte dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung : il invitait à une réévaluation de la politique hitlérienne, considérée par lui comme une réaction préventive à la barbarie sans limites, prétendument «asiatique», de la révolution d’octobre et de ses suites. On s’indigna alors à juste titre des conséquences éthiques de cette révision historique, et de la relativisation de l’extermination nazie qu’elle autorisait. Ce fut le point de départ de la fameuse « querelle des historiens », controverse qui agita fortement l’Allemagne des années 80.
Pour Losurdo, par-delà cet épisode de la réévaluation et de la révision du passé allemand, « il existe un fil conducteur qui peut aider à s’orienter dans le dédale des relectures, des réexamens et des réinterprétations qui circulent sous le nom de révisionnisme historique » : la mise en accusation du cycle révolutionnaire qui relie 1789 à Octobre 17. Dans l’optique de l’historiographie révisionniste, la révolution d’octobre n’est rien d’autre que la réactualisation de la terreur jacobine, terreur engendrée par l’abstraction et le fanatisme des philosophes des Lumières. Aux côtés de Nolte, Carl Schmitt figure en bonne place sur cette ligne accusatrice. Pour le politologue allemand, le mal radical du XXème siècle trouve sa source agissante dans Robespierre et Saint-Just. Le traité de Versailles et les procès de Nuremberg sont pour lui autant de « comités de salut public » : ils prennent leur sens dans la foulée d’une stratégie de guerre civile internationale qui, de Robespierre à Lénine, a fini par abolir la distinction entre civils et militaires garantie par l’ancien art de la guerre. Pour Schmitt, de la première à la deuxième guerre mondiale puis à l’après-guerre, cette stratégie de guerre civile a conduit à l’absolutisation de l’ennemi, à la négation de tous les droits du vaincu, et plus encore, à la dissolution du jus publicum europaeum (1), cet ordre juridique d’une Europe chrétienne dont il s’est voulu jusqu’au bout le dernier rempart. En 1914, les adversaires de l’Allemagne, Wilson en tête, décrivent ce pays comme une sorte de citadelle de l’Ancien Régime au cœur de l’Europe, à laquelle une croisade démocratique doit mettre fin. Schmitt et avec lui l’ensemble du « courant révisionniste » vont en conséquence mêler critique de la Révolution et critique de cet interventionnisme dans la mesure même où celui-ci se présente sous les traits d’une croisade et d’une révolution démocratique.
Ces arguments ne sont pas nouveaux. Ils ont, en effet, des antécédents chez un pourfendeur plus ancien de tout projet révolutionnaire, Edmund Burke, qui regarde en son temps la Révolution française comme une entreprise diabolique de dissolution de l’ordre monarchique européen. Pour Losurdo, il faut lire Schmitt comme une sorte de « Burke Allemand ». Ceci afin de comprendre, dans le temps et l’espace, les stratégies de redéploiement international de la contre-révolution depuis 1789 (2). Les thèses fondamentales du « courant » révisionniste sont en accord aussi bien avec les positions de Burke qu’avec celles des anti-abolitionnistes lors de la guerre de Sécession américaine. Le révisionnisme en histoire, ses problèmes comme ses mythes sont une version renouvelée de l’opposition contre-révolutionnaire à l’universalisme et à l’égalitarisme (3), que symbolisent les dates de 1789, 1793, 1865 et 1917.
Exhiber les tenants et les aboutissants de ce « courant » est sans doute aujourd’hui pressant, car celui-ci a fait époque, en partie grâce à une alliance passée avec des auteurs jouissant d’un statut moins controversé que Nolte. De ce dernier, François Furet s’est fait le promoteur en France. Dans Le passé d’une illusion (4), il lui consacre une note très importante, et lui rend notamment hommage pour avoir brisé selon lui un tabou de la gauche occidentale, le droit de comparer les crimes du communisme et ceux du nazisme. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un disciple de Furet, Stéphane Courtois, auteur d’un best-seller consacré à la comptabilité des « crimes du communisme », ait préfacé la traduction française de la Guerre civile européenne (5). Face à la révolution bolchevique, que ce soit Von Mises, Von Hayek (6) ou Furet, révisionnisme historique et néo-libéralisme se trouvent de nombreux points de convergence. Furet, qui ne peut d’ailleurs ignorer l’hostilité de principe de Nolte au libéralisme, renvoie cette divergence à un ressentiment national allemand. Et l’essentiel reste pour lui que ce dernier ait enfin transgressé les interdits du politiquement correct par ses rapprochements et ses comparaisons.
Revendiquant de son côté un comparatisme sans lequel, souligne-t-il, aucune intelligibilité historique n’est concevable, Domenico Losurdo montre combien les comparaisons revendiquées par le révisionnisme sont sélectives. Une telle sélectivité transparaît dans la méthode et l’argumentation de Furet, qui tout en revendiquant une impartialité dans l’évaluation de la violence politique, finit au cours de son analyse par épouser le point de vue des adversaires historiques du jacobinisme et du bolchevisme, et passe ainsi sous silence la violence active de la contre-révolution. En combinant révisionnisme et néo-libéralisme, il emboîte le pas à Hannah Arendt (7), bien que les premiers travaux de celle-ci renfermaient une évaluation positive du jacobinisme. La guerre froide imposant de redéfinir l’identité de l’« Occident démocratique », celle-ci en vint progressivement à opérer une distinction entre bonne et mauvaise révolution, c’est-à-dire entre révolutions anglaises et américaines d’un côté, révolutions françaises et russes de l’autre. Dans cette version néolibérale et identitaire de l’imaginaire démocratique, les révolutions anglaises et américaines apparaissent comme l’antidote aux fanatismes jacobins puis léninistes.
Losurdo déconstruit cette lecture en s’appuyant sur les faits historiques : les révolutions anglaises et américaines ne peuvent être idéalisées qu’à condition d’oblitérer les guerres civiles qui leur collent à la peau. Et il souligne encore une fois la propension de Furet et de ceux qui se situent dans la même voie à passer sous silence la violence politique de la contre-révolution.
Le livre met sous la lampe les autres refoulements de l’historiographie révisionniste, principalement ceux liés à l’impérialisme. L’un des mérites essentiels de cet ouvrage enfin traduit en français, dix ans après sa parution en italien, est en effet, conformément à une méthodologie comparatiste, de dérouler le lien entre nazisme et colonialisme (8 ). Losurdo rappelle ainsi la fascination de Hitler pour l’empire britannique ainsi que les éloges d’Alfred Rosenberg pour le séparatisme racial de la société américaine. À quoi s’opposent de manière viscérale aussi bien les positions anti-esclavagistes de Robespierre que les appels de Lénine aux colonisés pour qu’ils brisent leurs chaînes. Si nazisme et racisme colonial ont des racines communes, la thèse de Nolte ne tient plus : l’extermination nazie se soutient d’une conception racialiste de l’espèce humaine déjà à l’œuvre dans les discours et la domination coloniale; il est donc impossible de la réduire à une politique de contre-anéantissement née en miroir du léninisme ou même du stalinisme. Car à aucun moment la révolution d’octobre, pas plus que celle de 1789, ne racialise ses ennemis. Ceux-ci restent définis selon des critères politiques.
Derrière les positions de Nolte et leur discussion, ce sont ainsi les enjeux de la révolution et de la contre-révolution qui se rejouent sous nos yeux. L’ouvrage de Losurdo, remarquablement informé, rappellera à tous ceux qui l’ignorent ou veulent l’ignorer le caractère à la fois vivant et urgent de ces enjeux, à une époque où la contre-révolution, prenant le masque du révisionnisme historique, a fini par trouver les chemins de l’hégémonie.


Valentin Schaepelynck.



1 cf. Denis Trierweiler, « Remarques sur la discrimination ami/ennemi et sur le jus publicum européen », in Droits, n°40, PUF, 2004.

2 …ou, pour reprendre les termes de René Lourau : « la mondialisation de la réaction en face de la mondialisation du mouvement révolutionnaire », cf. René Lourau, L’Etat-Inconscient, Editions de Minuit, Paris, 1978, p. 72-73.

3 En parfaite continuité avec ces propos, Jean-Marie Le Pen pouvait dire en 1986 : "La Déclaration des droits de l'homme est la mère de tous les grands mouvements totalitaires du XXème siècle, car très rapidement l'aspiration à l'humanisme et à l'humanitarisme débouche sur la terreur " (Jean-Marie Le Pen, La Trinité-sur-Mer, meeting du Front National, 26 août 1989). Discours dont l’onde de choc se rencontre aujourd’hui chez l’écrivain expérimental Maurice G. Dantec, qui déblatère, dans son Laboratoire de catastrophe générale, contre la « nature profondément liberticide (et régicide par la même occasion) du régime républicain instauré en 1789 », et où il pourfend « le protobolchevisme de Robespierre », (Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale, Gallimard, 2001, p. 170.) On peut aujourd’hui se procurer l’ouvrage en poche, signe que la contre-révolution se porte bien.

4 François Furet, Le passé d’une illusion, Essai sur l’idée communiste au XXème siècle, Robert Laffont, 1995, pp. 270-272.

5 cf. Le Livre noir du communisme, crimes, terreur, répression, Robert Laffont, 2000 ; Ernst Nolte, La guerre civile européenne, 1917-1945, Syrtes, 2000. On pourra aussi relever la manière dont un certain nombre de thèses se diffusent aujourd’hui, qui par bien des aspects se rapprochent de la position noltienne, et ce chez des auteurs qui se déclareraient sans doute opposés à celle-ci. Nous pensons notamment à Jean-Claude Milner, lorsqu’il relie le nazisme à ce qu’il appelle « l’esprit démocratique européen » (Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier, 2003). Pour une critique, à notre sens salutaire et décapante, de cette séduction antidémocratique de plus en plus prégnante dans nombres de débats et publications récentes, on pourra se reporter au livre de Jacques Rancière, La haine de la démocratie, éditions de La fabrique, 2005.

6 Sur le caractère rigoureusement antidémocratique de la « philosophie politique » d’Hayek, on lira avec profit Jean-Pierre Faye, « Y a-t-il une idéologie ultralibérale ? Anticonstructivisme. », in Le siècle des idéologies, Armand Collin, 1996, édition Pocket, pp. 221-225. Du même auteur, rappelons le monumental Langages totalitaires (Hermann,1972), qui propose une topographie de la contre-révolution allemande de l’entre-deux guerres. Livre incontournable pour qui veut saisir la généalogie intellectuelle qui conduit à Nolte.

7 Losurdo montre très finement le glissement chez Arendt d’une évaluation positive du jacobinisme à son rejet, passage qu’il relie directement au positionnement théorique de cet auteur face à la guerre froide. Il rappelle le rôle clé que joue d’autre part pour elle l’impérialisme et l’extermination coloniale dans la genèse des totalitarismes, ce qu’ignorent la plupart du temps superbement ceux qui se revendiquent de son œuvre.

8 Sur ce point, renvoyons au magistral ouvrage de Cornelia Essner et Edouard Conte, La Quête de la race, une anthropologie du nazisme, Hachette, 1995, et aussi à Noirs dans les camps nazis du journaliste Serge Bilé, Le Serpent à Plumes, 2005, notamment les passages concernant le docteur Eugen Fischer, doctrinaire de l’extermination des métis en Namibie, alors colonie allemande, en 1908. Titulaire de la chaire d’anthropologie raciale à l’université de Berlin en 1933, Fischer aura pour disciple Joseph Mengele, l’effroyable bourreau d’Auschwitz. Pour qui veut en savoir plus sur le personnage, chaînon méconnu des rapports entre nazisme et domination coloniale, on peut aussi se reporter au livre d’Arno Münster, Heidegger, la science allemande et le national-socialisme, Kimé, 2002.

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